La plus ancienne chanson au mondeÉpitaphe de Seikilos

Il m’arrive de demander aux gens ce qu’ils écoutent

«J’écoute de tout, même des trucs à l’ancienne… »
«Genre quoi ? »
«Genre Lunatic.»

Et là j’ai mal. J’ai mal pour une raison simple : ce qu’ils écoutent de plus vieux est souvent plus récent que ce que j’écoute de plus récent (vous l’avez ?). Pour moi les années 2000 c’était hier, et les 90 c’est pas « à l’ancienne » non plus, vu que je passe mon temps à écouter des artistes des 60’s et 70’s. De mon point de vue la musique commence à être vraiment à l’ancienne avant le début du rock, à partir des années 50 quoi.

Quand j’étudiais la musicologie, un prof d’histoire de la musique nous avait dit sans réfléchir pendant un cours « dans les années 70 l’écriture musicale était plus libre. Je veux dire, les années 1370. » Ah d’accord ! Pour lui les années 70, ça pouvait se passer au XIVè siècle en fait.

Du coup si je lui pose la question de ce qu’il écoute, il est capable de me sortir :

«J’écoute de tout, même des trucs à l’ancienne… »
«Genre quoi ? »
«Genre l’épitaphe de Seikilos.»

Oui, nous allons parler d’un truc à l’ancienne. Le plus « à l’ancienne » que vous puissiez imaginer.

Tablette d’argile gravée en écriture cunéiformeTablette d’argile gravée en écriture cunéiforme

On a très peu de traces de la musique de l’antiquité. Au total, à peine une soixantaine de partitions antiques sont parvenues jusqu’à nous, souvent dans des états très fragmentaires (des petits bouts, pas forcément lisibles). La partition du « Chant de la déesse Inanna » (≈ 1 400 av. J.-C.) gravée sur tablette d’argile en écriture cunéiforme est la plus ancienne trace de musique connue à ce jour, mais est trop incomplète pour en faire une interprétation. Bizarrement il n’existe aucune photo de cette tablette, mais l’illustration ci-dessus vous donne une idée de ce à quoi elle peut ressembler.

Un beau jour de 1883 à Tralles en Turquie, pendant la construction d’une ligne de chemin de fer, des travailleurs tombent sur une stèle portant de mystérieuses inscriptions. En extrayant la colonne, les gars (un peu bourrins) en cassent la base et endommagent la dernière ligne de texte, dont la signification reste incertaine aujourd’hui (On y reviendra, à cette dernière ligne).

Trouvant l’objet charmant, le directeur de la compagnie de chemins de fer l’offre à sa femme, qui s’en servira de piédestal pour poser un pot de fleurs. Jusqu’à ce qu’un jour, l’archéologue William Ramsay lui annonce que son pot de fleur se trouve littéralement sur la plus ancienne chanson au monde, complète et interprétable.

La colonne passe ensuite entre de nombreuses mains : d’Istanbul à Stockholm en passant par La Haye, avant d’atterrir au Musée National du Danemark à Copenhague où elle est encore exposée aujourd’hui.

La colonne exposée à CopenhagueLa colonne exposée à Copenhague

Mais alors c’est quoi cette colonne ? C’est quoi cette chanson ?

Une épitaphe. Une œuvre funéraire que Seikilos le Sicilien (l’auteur-compositeur) a dédiée à sa femme, à son père, ou bien pour décorer sa propre tombe (on est pas sûrs). Elle date du IIè siècle ap. J.-C.

La voilà ! Interprétée de la façon la plus fidèle possible, avec lyre et percussions antiques.

La colonne affiche d'abord un court poème, sans musique :

« ΕΙΚΩΝ Η ΛΙΘΟΣ

ΕΙΜΙ· ΤΙΘΗΣΙ ΜΕ

ΣΕΙΚΙΛΟΣ ΕΝΘΑ

ΜΝΗΜΗΣ ΑΘΑΝΑΤΟΥ

ΣΗΜΑ ΠΟΛΥΧΡΟΝΙΟΝ »


Traduction :
« La pierre que je suis est une image.
Seikilos me place ici, signe immortel d’un souvenir éternel. »

Ensuite, les paroles suivantes sur lesquelles se chante la mélodie :

« Ὅσον ζῇς φαίνου

μηδὲν ὅλως σὺ λυποῦ

πρὸς ὀλίγον ἐστὶ τὸ ζῆν

τὸ τέλος ὁ χρόνος ἀπαιτεῖ »

« Tant que tu vis, brille !

Ne t'afflige absolument de rien !

La vie ne dure guère.

Le temps exige son tribut. »

Après ce texte il y a une dédicace, la fameuse dernière ligne endommagée :

« Σείκιλος Εὐτέρ »

Il existe aujourd’hui trois hypothèses concernant la traduction :

1. « De Seikilos à Euterpe ». Dédicace à une femme nommée Euterpe, probablement son épouse.
2. « Seikilos fils de Terpos ». Un hommage à son père.
3. « Seikilos fils d’Euterpe ». Euterpe étant la muse qui présidait la musique dans la Grèce antique, Seikilos (en tant que musicien) se considérerait symboliquement comme son fils. Ce qui veut dire qu’il aurait lui-même choisi la musique à inscrire sur son propre monument funéraire. Comme on choisit de nos jours une musique pour notre enterrement, sauf que Seikilos l’a composée lui-même comme un champion.

Cette troisième possibilité est la plus communément admise aujourd’hui.

Les inscriptions en détailsLes inscriptions en détails

Le fait que nous puissions écouter cette musique sur Spotify et Youtube 2000 ans plus tard est un petit miracle. C’est grâce aux tables d’Alypius (traité sur la musique rédigé par un écrivain grec vers 360 ap. J.-C.) que nous avons pu faire une conversion du solfège antique vers le notre. Les moines copistes du moyen-âge ont traduit les tables sur lesquelles sont inscrits chaque signe de solfège antique avec sa signification. Parfois c’est beau, l’humanité ! Parfois un peu moins, mais là c’est beau.

Cela dit, même avec la signification sous les yeux, ça reste une galère de traduire une partition antique. Le solfège grec comportait 1687 signes différents, et ceux utilisés pour le chant n’étaient pas les mêmes que ceux utilisés pour les instruments. En gros si tu voulais apprendre le solfège à l’époque, c’était l’enfer. Bien plus qu’aujourd’hui… alors que c’est toujours l’enfer.

Voici le manuel d’utilisation de l’épitaphe de Seikilos : au dessus de chaque syllabe du texte, il y a un symbole qui indique comment chanter la syllabe en question. Sur la partition vous avez toutes les indications nécessaires à part le tempo, à l’époque toujours laissé à la libre interprétation du musicien. Il est probable que la mélodie se chante accompagnée d’une lyre, l’instrument le plus en vogue dans l’antiquité. En général ça fonctionnait comme un dialogue : la lyre joue la mélodie, puis la voix lui répond avec le texte sur la même mélodie, et parfois les deux se rejoignent pour jouer ensemble.

Parlons du texte :

« Tant que tu vis, brille !

Ne t'afflige absolument de rien !

La vie ne dure guère.

Le temps exige son tribut. »

Le contexte insuffle à ces quatre lignes une signification très puissante.
Une musique d’il y a 2000 ans, composée dans un monde très (très) différent du notre nous encourage à profiter de la vie maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. « Ne t’afflige absolument de rien ! », aussi longtemps que tu vis tu dois jouir de chaque instant. La vie est courte, carpe diem, YOLO…
C’est une musique épicurienne sur une stèle funéraire, qui utilise la mort comme prétexte pour nous inviter à célébrer la vie.

Les musiciens actuels continuent d’enregistrer la chanson de Seikilos avec des tas d’interprétations et d’arrangements différents. C’est aussi la beauté du truc : on peut tout imaginer sur cette mélodie.
Si vous êtes des gamers, vous l’avez peut-être entendue dans Civilization V et VI, ou dans Assassin’s Creed Odyssey.

Il paraît que le passé nous ouvre les portes de l’avenir. Désormais vous connaissez la chanson : tant que vous vivez, ne vous affligez de rien. Brillez pauvres fous !