Paco de Lucia© Illustration par Albert Wint

On est moyennement sérieux quand on a 22 ans

Juillet 2013, je me tâte à prendre une place pour le festival Jazz in Marciac. Tous les ans la prog a de la gueule, et cette fois encore les géants se bousculent : Joe Cocker, George Benson, Maceo Parker, Al Jarreau, Gilberto Gil, Marcus Miller… du beau monde je vous dis. Mais quelque part sur l’affiche un nom brille beaucoup, beaucoup plus fort que les autres et carbonise instantanément mes doutes. Je prends ma place !

Ou pas. J’apprends finalement que je dois honorer un repas même pas vraiment de famille, cette maudite semaine du 5 août 2013. Philosophe, je me dit qu’il reviendra en France l’an prochain, que je pourrai alors réchauffer mon cœur au son de ses cordes, dans un concert inoubliable qui aura valu la peine de naitre, et que si c’est pas sûr, c’est quand même peut-être.

Sauf que son nom ne brillait pas, il brûlait. C’était maintenant ou jamais. Six mois plus tard, Il y a dix ans, le cœur de Paco de Lucía s’est arrêté.

La légende du flamenco laisse derrière elle 53 années de concerts irréels et de collaborations vertigineuses. Son influence est immense chez les musiciens contemporains, dont la plupart n’a aucun lien avec le flamenco. Mais qu’est-ce qui fait de ce mec un artiste si exceptionnel ? Un soir chez un pote, après que je me sois enflammé devant une vidéo de Paco (j’ai tendance à m’enflammer), le pote en question me dit « moi si je vois ça tout seul, j’ai juste l’impression que c’est un mec normal qui fait de la guitare.»

………….un mec normal…………qui fait de la guitare…………

Quand tu vois Kylian Mbappé, Novak Djokovic et Lebron James t’as quoi comme impression du coup ? Des mecs normaux qui font du foot, du tennis et du basket ? Pourquoi pas, peut-être qu’il faut au moins avoir fait un peu de guitare ou de musique pour comprendre le délire. Après tout, je suis incapable de voir en quoi Kasparov est un immense joueur d’échecs. En tout cas, grand seigneur, je vais tout de même essayer de vous déchiffrer le señor Paco.

Parce qu’il s’agit bien là d’un délire. L’alliance de sa virtuosité technique, de sa sensibilité musicale et de la subtilité de son touché est absolument folle, irréelle, impossible. Habituellement un musicien est plus technicien qu’artiste, ou plus artiste que technicien. Être à la fois grandiose techniquement et artistiquement, c’est entrer dans le domaine des dieux. Par exemple Jimi Hendrix ou Ray Charles sont à la fois des prodiges techniques et artistiques. Virtuoses, novateurs et populaires. La crème de la crème. Paco est de cette trempe, à ceci près qu’il n’est réellement populaire que chez les musiciens et mélomanes, au même titre qu’un Django Reinhardt. D’où mon envie de vous transmettre sa flamme olympienne.

Il est trop facile de résumer le monsieur à ses grappes de notes électriques ultra rapides. D’ailleurs à la longue les réactions suscitées par sa virtuosité avait tendance à l’emmerder léger : « Le public est plus impressionné par la rapidité de l'exécution que par le sentiment que je cherche à transmettre. Ça ne me plait pas, mais je n’y peux rien.» Disait-il en 2001 dans les colonnes du journal Libération. Bah non t’y peux rien Paco, et nous non plus. Il est difficile de comprendre que ses qualités techniques sont complètement au service de son art (et non l’inverse), parce que ça va si vite, si précisément, si parfaitement que ça éblouit. Au sens premier du terme. Il faut habituer ses yeux à regarder droit dans la lumière pour y voir ce qu’elle contient de sincérité, d’humilité, d’amour et de souffrance.

PDL est un artiste libre, sensible, novateur et authentique. Il a redessiné les contours du flamenco en y incorporant de nouveaux rythmes, de nouvelles mélodies et même de nouveaux instruments. Il a collaboré avec des jazzmen et des artistes pop, quitte à fâcher les puristes flamencologues. Les Rolling Stones lui proposent d’ailleurs un gros (gros !) chèque pour qu’il accepte de jouer avec eux, Keith Richards lui vouant un véritable culte : « Il n’y a que deux ou trois guitaristes au monde qui peuvent être considérés comme légendaires, et au dessus d’eux il y a Paco de Lucía.» Bon… Paco décline l’offre, prétextant que « cette façon de jouer, c’est pas vraiment [son] truc ». Ils disent quoi les puristes maintenant ? Et c’est pas comme si le bonhomme n’avait jamais contribué à l’essor du « vrai » flamenco bien pur, bien à l’ancienne. Il a valorisé à mort les acteurs historiques de la scène espagnole que quasi personne ne connaissait à l’international, en jouant avec eux, en les révérant. Les Fosforito, les Miguel Poveda, les Jorge Pardo… Le sommet de ses featuring flamenquiens reste ses duos avec Camarón de la Isla (mi-chanteur, mi-sorcier). ¡Dios mío! cette intensité, cette profondeur infinie de sentiments, de souffrance sublimée. Une espèce de blues incendié, une prière désespérée à genoux sur un lit de braises. Cette façon exquise qu’a Paco de s’effacer pour laisser place à la voix de son frère d’âme, qu’il prend soin de porter du bout de ses doigts à la fois sauvages et divinement disciplinés. Un dinguerie mes amish, une dinguerie…

On ne peut pas dresser un portrait de Francisco Gustavo Sanchez Gomez (oui, c’est le vrai nom de Paco) sans évoquer sa dimension physique. Cette gueule ! Cette posture ! Cette attitude ! On est où là ? Dans un Visconti ? Si je vous dis « dessine-moi un guitariste de flamenco » vous allez probablement me pondre un Paco, même sans le connaître. Est-ce que c’est lui qui a imprimé cette image dans nos tronches, au point où il est devenu une caricature de lui-même ? L’œuf ou le Paco, le Paco ou la poule… telle est la question. Comment peut-on physiquement coller à ce point à sa musique ? Probablement en accomplissant le rêve de tout artiste : devenir soi-même au travers de son oeuvre. Bien qu’il soit homme de peu de mots, Paco a toujours été un livre ouvert, parce que son art dit tout de lui. « Si je n’avais pas eu la guitare, je serais resté un introverti toute ma vie» disait-il. Et si c’était ça, l’art ? On te donne du bois, des cordes, et tu t’exprimes honnêtement, sans concession. Tu éclaires, tu réchauffes, et tu brûles éternellement.

Tout n’est pas perdu : s’il y a une vie après la mort, Paco de Lucía y sera. Et au diable les repas de famille.